Slack, Avant, on se croisait à la cafétéria, on lançait une boutade après une réunion, on partageait un silence complice dans l’open space. Ces micro-interactions, anodines en apparence, tissaient un filet invisible mais robuste : celui du collectif. Or, dans un monde hybride – en 2024, 29 % des salariés français pratiquaient le télétravail au moins une fois par semaine – ces instants se raréfient.
Si le télétravail a démontré ses bénéfices en matière de flexibilité, il présente aussi des risques. Selon une étude de la Dares (mars 2025), près d’un quart des télétravailleurs souffrent de détresse psychologique. La distanciation sociale et la perte du sentiment d’appartenance y jouent un rôle central. Alors les entreprises innovent. On voit fleurir les canaux Slack #random, les cafés virtuels aléatoires ou encore les avatars dans un bureau virtuel. Objectif : recréer l’informel. Simuler la présence. Mais une question demeure : ces outils peuvent-ils réellement pallier la disparition du lien social ?
Les micro-liens, carburant silencieux du collectif
« Psychologiquement, les liens informels régulent notre système nerveux », rappelle Noémie Guerrin, experte en santé mentale au travail et risques psychosociaux, auteure de Prenez soin de votre santé mentale au travail... et de celle des autres (Vuibert, 2024). Ces interactions — un regard complice, une plaisanterie partagée, un silence autour de la machine à café — activent ce que les neurosciences nomment le système de sécurité sociale, théorisé par Stephen Porges dans la théorie polyvagale. Ces moments de proximité, impossibles à simuler sur un canal Slack, apaisent le stress, renforcent le sentiment d’appartenance et désactivent l’état de vigilance permanent que favorisent nos environnements hyperconnectés.
Noémie Guerrin aborde aussi l’importance de ces liens transversaux via la théorie des « liens faibles » de Mark Granovetter : ces relations non hiérarchiques ni stratégiques jouent un rôle essentiel dans la cohésion des collectifs. « Les supprimer, et c’est toute la capacité d’auto-régulation d’une organisation qui s’effrite. » La convivialité informelle est donc un levier invisible mais fondamental de la santé sociale au travail. Mais comment cela se passe à distance ?
Slack, avatars ou cafés virtuels : peut-on hacker la convivialité ?
Les entreprises hybrides ou full remote tentent de recréer ces instants fortuits en s’appuyant sur des dispositifs numériques tels que Donut App, qui organise des cafés virtuels aléatoires entre collègues ; les canaux Slack comme #off-topic ou #random ; ou encore Gather.town, un espace où les avatars se croisent pour simuler une discussion de couloir. Leur promesse ? Réinventer les pauses, les discussions anodines et les rituels d’équipe… à distance.
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Octopus Energy : Slack comme terrain de jeu social
Chez Octopus Energy, entreprise spécialisée dans la fourniture d'énergie verte, l’hybridation du travail (deux jours obligatoires sur site, dont un en équipe) a poussé à repenser les façons de maintenir un tissu relationnel solide. La réponse est venue des équipes : des canaux Slack publics, que chacun peut créer librement pour fédérer autour d’un centre d’intérêt. « Club parents », « club philo », « club série »... les communautés pullulent.
« Loin d’être gadgets, ces clubs Slack offrent un espace d’expression spontané, décloisonné, et participent à une forme de culture d’entreprise partagée, où chacun peut trouver sa place, même en dehors de sa fiche de poste », souligne Béatrix Prades, responsable relations médias au sein de l’entreprise.. Une manière aussi de renforcer les liens inter-équipes dans une structure en pleine expansion.
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Boondmanager : des rituels spontanés pour humaniser le télétravail à 100 %
Chez Boondmanager, pionnier du télétravail intégral depuis 2009, la question du lien social à distance est structurante. Sans aucun bureau physique, l’entreprise s’est structurée autour de Slack, devenu bien plus qu’un outil : un véritable espace de vie collective. Les canaux informels y naissent de façon organique, portés par les passions des collaborateurs — musique, brassage de bière, jardinage, brocante, lecture ou parentalité. Chacun est libre d’annoncer un nouveau canal dans le Slack général, que les autres rejoignent s’ils le souhaitent. Deux temps forts rythment la semaine :
- Le goûter du mercredi à 17h, moment de pause autour de jeux collaboratifs comme le Pictionary en ligne (Skribbl.io)
- Le random café du vendredi, un système automatisé développé en interne, répartit aléatoirement les collaborateurs dans des salles virtuelles à thème. « On peut tomber à deux ou à dix, selon les jours. Et il y a même une salle mystère pour ceux qui se retrouvent seuls… Ça crée de la surprise », raconte Lucie Barreau, communication & event manager.
Quand le lien digital masque l’isolement
Selon Émilien Ercolani, DG de Maestria Blockchain, studio expert en Web 3, vouloir digitaliser l’informel n’a pas vraiment porté ses fruits. « Je n’ai jamais entendu quelqu’un me dire qu’il adorait échanger de manière informelle à travers un canal Slack ! » La vague des bureaux virtuels — censés permettre des échanges spontanés — a rapidement montré ses limites. Pourquoi ? Parce que les outils numériques sont conçus pour la productivité, pas pour l’échange humain, selon lui. « On pense essentiellement les outils autour de la tâche, alors qu’il faudrait les bâtir autour de l’intelligence collective. »
Le risque est aussi celui d’un isolement masqué. Une activité en ligne intense peut dissimuler une solitude grandissante. Le phénomène extrême des Hikikomori au Japon — ces jeunes et adultes reclus, parfois connectés mais socialement absents — illustre combien le lien numérique ne suffit pas à combler le vide relationnel. Cela montre aussi à quel point l'illusion d’une connexion peut coexister avec un isolement profond.
Le lien professionnel se tisse sur deux terrains : réel et virtuel
Malgré leur culture numérique bien ancrée, Octopus Energy comme Boondmanager partagent un constat : les outils digitaux, aussi bien pensés soient-ils, ne remplacent pas la présence réelle. Chez Octopus, les moments les plus vivants sont ceux « où il va y avoir des activités en présentiel » : projections ciné, sport, soirées jeux. Même constat chez Boondmanager : « Il ne faut pas se voiler la face : uniquement se baser sur la technologie, ça ne marche pas. Ce qui fonctionne, ce sont les séminaires où l’on partage des émotions collectives », affirme Lucie Barreau. La technologie peut amorcer des liens, des rites, mais seules les rencontres physiques les rendent durables et incarnés.
Et si le manager devenait tisseur de liens hybrides ?
Noémie Guerrin corrobore : « On ne compensera jamais complètement le besoin de contact humain réel. Il faut une coprésence physique, même ponctuelle. » Le lien social ne se décrète pas, mais il s’entretient. « Depuis le Covid, on observe une forme de “fainéantise” relationnelle dans nos habitudes même personnelles. Si on ne vient pas chercher les gens, ils ne viennent pas. Il faut un cadre structurant – pas forcément contraignant – mais qui organise des temps de lien. » Dans ce contexte, le rôle du manager se transforme : « Ce n’est plus seulement quelqu’un qui délègue ou coordonne des tâches, c’est un régulateur d’énergie humaine. Une balise dans l’organisation. » À condition que ce rôle soit reconnu, valorisé, et outillé.
Les micro-liens ne se mesurent donc pas en KPI, mais ils irriguent silencieusement la santé du collectif. Si la tech peut faciliter les connexions, ponctuer les rituels nécessaires,mais elle ne peut ni improviser la complicité, ni remplacer l’alchimie du réel. Alors que le travail hybride s’installe durablement, la vraie question n’est pas « comment recréer les liens d’avant ? », mais : comment préserver notre santé relationnelle dans des environnements partiellement dématérialisés ?