La relation entre startups et grands groupes reste encore périlleuse, avec la persistance de plusieurs blocages. C'est ce qu'énonce en substance la dernière étude du cabinet d'audit, de fiscalité et de conseil Forvis Mazars. Son rapport publié ce jour, analyse les blocages qui frappent les collaborations startups et les grands groupes français. Pour Florence Sardas, Chief Transformation Officer du groupe, il ne s’agit plus d’un simple enjeu d’efficacité ou de rendement : “Il est urgent de faire émerger les futurs champions technologiques. Et ça ne se fera pas uniquement par le financement. Les grandes entreprises ont un rôle déterminant à jouer en tant qu’organisation, mais aussi en tant que collectif d’individus.” Face à des défis systémiques, l’heure est à la mobilisation.
L’étude de Forvis Mazars dresse un constat partagé par de nombreux acteurs de l’innovation : malgré l’interdépendance croissante entre les grands groupes et les startups, les alliances stratégiques peinent à se structurer durablement. En cause, un choc de cultures profondément enraciné que Florence Sardas résume ainsi : “Même dans la taxonomie, tout est dit. On parle de startups, d’un côté, de grandes entreprises, de l’autre. On a associé à chacun des univers mentaux, des temporalités, des modes de fonctionnement… jusqu’à employer des langages différents.”
Les différences de rythme illustrent cette fracture : 4 mois suffisent à une startup pour sortir un Minimum Viable Product (MVP), tandis qu’il faut en moyenne 15 mois à une grande entreprise pour mettre un nouveau produit sur le marché. Au-delà du calendrier, les malentendus s’accumulent : vocabulaire, méthode, gestion du risque, posture managériale. “Même les acronymes ne sont pas les mêmes. Une startup parle de growth hacking ; côté corporate, personne ne comprend.” À ces écarts s’ajoute une méfiance réciproque : les startups redoutent d’être instrumentalisées dans des POC sans suite, quand les grands groupes craignent l’instabilité des modèles économiques ou le manque de rigueur. “Ce sont deux mondes qui devraient se comprendre, car ce sont tous deux des entreprises privées, mais ils n’ont plus de référentiels communs. Il faut rétablir le lien.”
Quand deux mondes ne parlent plus la même langue
Le diagnostic posé dans l’étude va au-delà du constat d’incompréhension. Il décrit un désalignement systémique entre deux logiques de travail : expérimentale et incrémentale côté startups, séquentielle et institutionnelle côté corporate. Cette différence n’est pas qu’un obstacle opérationnel, elle a des conséquences stratégiques : perte de temps, mauvaise évaluation du risque, et souvent, abandon des projets avant toute mise en œuvre industrielle.
Pour Florence Sardas, ce clivage culturel a été sciemment accentué : “On a créé une opposition symbolique très forte, presque idéologique, entre le monde des startups et celui des grands groupes. C’était utile pour faire émerger la startup nation, mais aujourd’hui, cette mise en contraste freine l’action.” Loin de nier les divergences, Sardas appelle à les dépasser : “Oui, une startup itère, prend des risques, avance vite. Oui, une grande entreprise a besoin de sécuriser, de processer. Mais ces différences sont précieuses si elles sont mises en commun avec sincérité.”
Cinq leviers pour transformer le test en stratégie durable
Le cœur de l’étude : identifier les conditions concrètes pour la mise en place d’un partenariat réussi. Parmi les leviers identifiés, l’identification d’un objectif commun : “Il faut arrêter de se contenter de juxtaposer les objectifs. Le point de bascule, c’est quand les deux parties identifient un objectif commun. Là, chacun peut amener ce qu’il a, et la différence devient une force.” Autre point essentiel : un sponsor interne, seul moyen de catalyser un partenariat. Une collaboration gagnante c’est avant tout des personnes impliquées. Florence Sardas explique : “Quand, ça fonctionne, ce sont des individus qui prennent leur bâton de pèlerin, qui assument de porter une alliance, et qui la défendent. Sans ça, on reste dans le déclaratif.” Enfin, une confiance construite dans la durée, avec des engagements lisibles et un dialogue constant. ”L’enjeu, c’est d’avoir un langage commun. Il faut dire ce qu’on vient chercher chez l’autre. Pas faire semblant.”
Mais au-delà de la méthode, Florence Sardas rappelle que les collaborations startups / grands groupes doivent s’inscrire dans une ambition plus vaste : celle de contribuer à l’intérêt général. “L’investissement n’est plus uniquement une affaire de rendement. C’est un acte politique, pas partisan, mais tourné vers la société. Ce sont ces alliances qui permettront de faire émerger des modèles nouveaux, capables de répondre aux grands enjeux sociaux, environnementaux et technologiques.” En ce sens, les grandes entreprises sont appelées à sortir de la neutralité pour assumer un rôle stratégique, voire citoyen.
Le CVC, catalyseur stratégique encore sous-employé
L’un des leviers les sous-exploité d’après l’étude Forvis Mazars, reste le Corporate Venture Capital (CVC). En 2024, les CVC ont représenté plus de 50 % de la valeur des deals technologiques mondiaux, ce qui en fait un outil stratégique majeur à l’échelle internationale. Pourtant, en France, leur poids reste modeste et leur usage limité.
“Il y a un blocage instinctif, explique Sardas. En français, on parle de capital-risque. Or le mot risque fait peur. Il faudrait le renommer capital-opportunité.” Derrière le mot, un changement de posture : sortir d’une logique de rendement pur pour intégrer l’investissement stratégique dans les filières d’avenir. “Ce n’est pas du mécénat. C’est de l’investissement structurant, qui sert la souveraineté, l’innovation sociale, les transitions industrielles.” Certains acteurs montrent la voie, comme Crédit Agricole CVC ou BNP Paribas CVC, mais l’étude estime que le potentiel reste largement sous-exploité.
Vers un nouveau pacte entre innovation et industrie
Ce que propose Forvis Mazars n’est pas une nouvelle méthodologie de collaboration, mais une reconstruction du dialogue. Florence Sardas insiste : “On ne résoudra pas l’urgence d’innover en empilant des dispositifs. Il faut un réveil, une prise de conscience. Les grandes entreprises ont un rôle immense à jouer, individuellement et collectivement.” Cette mobilisation ne repose pas uniquement sur les directions innovation. Elle suppose de réengager les collaborateurs, de réveiller ce qu’elle appelle un capital dormant : expertise, réseau, crédibilité, capacité d’agir. “Beaucoup peuvent contribuer sans même le savoir. On sous-estime l’impact potentiel des salariés dans les grandes organisations.”
Et les startups ? Elles aussi doivent clarifier et même assumer ce qu’elles viennent chercher auprès des grands groupes: des financements, des clients, un canal de distribution, mais aussi une crédibilité qui leur permet d’attirer talents, partenaires et investisseurs. Sardas conclut : “Quand une startup s’associe à un grand groupe, ce n’est pas juste un logo. C’est un miroir, un aiguillon, un accélérateur de tempo. Ça challenge, ça inspire, et ça réveille.”
La collaboration startups-corporates ne doit plus être une simple juxtaposition d’intérêts. Elle doit devenir un projet partagé, à l’image d’un écosystème vivant. “On ne passe pas d’un ego à un éco-système sans se parler franchement” résume Florence Sardas. La crise actuelle du financement, loin d’être un frein, pourrait devenir une opportunité historique pour redéfinir les relations entre innovation privée, industrie et intérêt général. “Redonnons aux startups leur juste place : celle d’un modèle capable de repenser les codes, de déverrouiller les inerties, et de porter les transformations que le pays attend.”